3

« Très bien, lançai-je. J’ai compris. J’arrive ! » J’allais la suivre.

« Ne me quitte pas ! s’écria l’arbre.

— Comment ? l’interrogeai-je, en regardant derrière moi d’un air surpris. Je croyais que vous aviez hâte de vous débarrasser de moi !

— … S’il te plaît ! »

J’hésitai. Le roi Elnar était peut-être mort, mais mon sens du devoir perdurait. Presque à regret, je me tournai vers l’arbre. Cette licorne pouvait bien attendre une minute de plus !

« Que me voulez-vous ?

— Je… je crois que je te connais.

— Il vaudrait mieux… après tout ce dont vous m’avez accusé ! » Pris d’un horrible doute, je m’interrompis – et s’il ne me reconnaissait vraiment pas ? Je demandai donc : « Quel est mon nom ?

— Je crois que c’est… Ar… Orl… Erlock ?

— Vous m’appeliez Obère, précisai-je, avec douceur. Mais mon véritable nom est Oberon.

— Obère… Oberon… oui. Oui, cela me semble correct. Je te connais. Obère. Oberon.

— Que s’est-il passé à Kingstown ? Vous en souvenez-vous ?

— Je… je n’y arrive pas. Tu as dit que je suis arbre. Mais je pense que j’ai été homme. Ai-je été un homme ?

— Oui, jadis. » S’il ne parvenait même pas à se souvenir de détails aussi simples, les créatures de l’enfer avaient décidément bien fait leur travail. Ce qu’il avait dit et fait depuis sa mort n’était dû qu’à leur épouvantable magie. Il commençait tout juste à s’en remettre.

Je repris : « Vous souvenez-vous de quoi que ce soit sur moi ? Vous rappelez-vous avoir combattu les créatures de l’enfer en Ilerium ? Vous rappelez-vous autre chose de votre vie passée ? »

Il fit grincer ses dents de bois, mais resta muet. De toute évidence, il avait perdu la mémoire. Vu la façon dont j’avais écrasé la tête du roi Elnar lors de notre précédente rencontre, les absences de l’arbre n’auraient pas dû me surprendre. Avec sa cervelle éparpillée aux quatre coins d’un champ de bataille sur une autre Ombre, comment aurait-il pu se remémorer quoi que ce fût ?

« Connaissez-vous votre nom ? » demandai-je. Si je faisais pression sur lui pour obtenir ces informations, peut-être retrouverait-il des bribes de souvenirs.

« Ev… Agg… Ygg… ?

— Vous ne vous le rappelez pas », conclus-je tristement. J’avais espéré un court instant que l’essence même du roi Elnar eût survécu davantage. « Avez-vous des souvenirs de votre vie d’homme ? Vous rappelez-vous votre royaume ?

— Il fait si noir… murmura-t-il. Les ténèbres emplissent mon esprit… il ne reste rien…

— Réfléchissez ! » hurlai-je.

Il eut un sanglot. « Je ne peux pas ! Mes souvenirs ont disparu ! Tout ce qui s’est passé avant mon réveil ici a disparu de ma mémoire ! »

Je jetai un coup d’œil vers la licorne. Elle piaffa d’impatience et se faufila entre les arbres. Il était temps de partir. Elle était déterminée ; j’allais devoir la suivre.

Je lâchai en toute hâte : « Je dois me sauver. Si vous m’aviez parlé au lieu de m’insulter ! Je vous promets de revenir dès que je le pourrai.

— Très bien, Oberon.

— Merci, mon vieil ami. »

Après un bref salut, je pris une profonde inspiration et me tournai vers la rivière. La licorne s’ébroua et s’enfonça sous les arbres, tache gris foncé sur fond noir s’éloignant petit à petit sous un dais de feuilles. Quand son regard croisa le mien, l’éclat rougeâtre de ses yeux me rappela ceux d’un chat. Je savais que cette attente l’avait contrariée, mais après tout, elle et ses sœurs avaient bien ramené le roi Elnar… qu’y pouvais-je ?

Je la suivis d’un bon pas, traversai la rivière en pataugeant et pénétrai dans la fraîche forêt aux senteurs humides. Là, aucun chant d’oiseau, aucune stridulation d’insecte, ni bourdonnement ni battement d’ailes. Les feuilles, les champignons, éclairés par les rais de lumière qui perçaient la cime des arbres, revêtaient des arêtes acérées, comme si leurs lignes avaient été soigneusement ciselées à l’aide d’un outil aussi fin qu’une aiguille. Nous coupions à travers des Ombres, enchaînions les mondes les uns après les autres. L’air vibrait d’une puissance omniprésente.

Quand j’atteignis l’endroit où elle s’était tenue, un léger éclat blanc, devant moi, sur la gauche, m’entraîna encore plus loin sous les arbres. Des pistes à peine visibles s’enroulaient autour des vieux chênes et des pins, contournaient des rochers et se tordaient en escaladant des collines peu élevées.

Nous progressions toujours. Pendant la demi-heure qui suivit, elle me conduisit à travers la forêt, puis sur des pentes herbeuses où d’anciens boulders arrondissaient leur dos. Après avoir franchi des vallées luxuriantes mais désertes, où le vent chantait une note lugubre, nous entrâmes de nouveau dans un vaste sous-bois primitif ; là, calme et paix régnaient sur toute chose. Je ne savais pas vraiment si nous voyagions à travers des Ombres.

Enfin, nous nous frayâmes un chemin dans une haie touffue et arrivâmes à une vaste clairière. Au centre, sur une pierre gigantesque d’au moins cinquante mètres de large, luisait le Schéma tracé par mon père avec son propre sang. Il brillait d’une magnifique lumière claire et froide d’un blanc bleuté… bien plus belle que celle de l’ancien Schéma ; cette fois, il était absolument parfait.

Je m’en approchai lentement. Des ondes d’énergie s’échappaient de ses lignes pures et s’insinuaient en moi en bourdonnant. C’était agréable. Étrange, incomparable à toute autre sensation, mais agréable.

Debout au bord de la pierre, les yeux fermés, je me laissai aller, m’imprégnant simplement de la proximité du Schéma. La chaleur qu’il dégageait était si intense, et tellement plus vivante que tout ce que j’avais pu sentir jusqu’alors, que j’aurais pu rester là des jours durant, si un glapissement ou un ébrouement ne m’avait tiré de mon demi-sommeil.

La licorne. Elle désirait quelque chose. Presque à regret, je m’obligeai à ouvrir les yeux.

Je laissai mon regard errer sur toute la longueur du Schéma pour la chercher ; je remarquai alors une protubérance bizarre, située exactement en son centre. D’un point de vue esthétique, c’était incongru. Étonné, je fixai cette saillie et me rendis compte petit à petit qu’il s’agissait d’un corps humain. Chemise et pantalon foncés, cheveux grisonnants… mon père ?

La panique me submergea. Plus je le regardais, plus j’en étais convaincu. Il ne pouvait s’agir que de lui.

« Père ? appelai-je, en avançant d’un pas. Est-ce que ça va ? Tu m’entends ? Père ? »

Il ne bougea pas même un petit doigt. Comment était-il arrivé là ? Après qu’il eut créé le Schéma, je l’avais vu disparaître, transporté vers une destination inconnue. Pourquoi était-il revenu ? Avait-il laissé quelque chose d’inachevé ? Aurait-il fait demi-tour pour terminer son œuvre et avait-il été attaqué ? Ou avait-il été blessé ailleurs et s’était-il réfugié ici ?

Peut-être ne s’agissait-il pas de lui.

La gorge serrée, je m’arrêtai net. Vu la puissance dont nos ennemis semblaient disposer, ce pouvait être un piège.

Je jetai un coup d’œil vers l’endroit où j’avais aperçu la licorne pour la dernière fois, mais celle-ci avait de nouveau disparu – elle m’observait sans doute à couvert. Elle devait pourtant avoir une bonne raison pour m’avoir conduit jusqu’ici. Pourquoi l’aurait-elle fait, sinon pour sauver mon père ?

Je ne pensais pas qu’elle m’eût entraîné dans un piège. Je fis néanmoins le tour du Schéma avec méfiance, fixant le corps immobile. Ma boucle achevée, je n’avais toujours pas trouvé de réponse. Rien d’inattendu ne s’était produit. Aucune créature de l’enfer n’avait surgi des environs, épée au poing. Aucune pluie de flèches ne s’était abattue sur moi. Aucun sorcier n’avait projeté de flammes ni d’éclairs dans ma direction.

Mon instinct me soufflait qu’il ne s’agissait pas d’un piège. Si on avait voulu me tuer, l’occasion s’était déjà présentée et on ne l’avait pas saisie.

Père se trouvait toujours au milieu du Schéma, parfaitement immobile.

J’inspirai profondément. Il n’y avait rien à faire sinon l’examiner.

Après un dernier regard circulaire, je marchai à grands pas vers le corps. Toutefois, en atteignant le bord du Schéma, je me heurtai à un mur. Malgré tous mes efforts, impossible d’aller plus loin. Pour autant que je pusse en juger, ce mur était privé de toute forme matérielle ; j’avais beau pousser de toutes mes forces, impossible de le traverser.

Je le contournai par la droite et tentai à plusieurs reprises de rejoindre mon père ; la barrière restait impénétrable. Je ne pouvais traverser le Schéma.

Je reculai pour réfléchir. Père – ou la licorne – devait avoir placé cette barrière pour protéger le Schéma. Cela paraissait logique. Si le roi Uthor, Lord Zon ou quiconque venant des Cours du Chaos découvrait le moyen d’arriver jusqu’au Schéma, il fallait préserver son intégrité.

Cette constatation n’aidait mon père en rien, ni moi non plus, d’ailleurs. Si je ne pouvais l’approcher, comment pourrais-je l’aider ? Peut-être était-il déjà mort.

Je fronçai les sourcils. Réfléchis, réfléchis, réfléchis !

Père disait toujours que chaque problème avait sa solution – il fallait simplement la trouver. Je considérai les choses d’un autre point de vue. Si je ne pouvais l’atteindre… lui pouvait peut-être venir à moi.

« Père ! » appelai-je de nouveau, aussi fort que possible. « Écoute-moi attentivement ! C’est Oberon ! M’entends-tu ? Peux-tu te lever ? Fais-moi un signe ! Père ! »

Pas de réponse. Pas même un battement de paupières.

Peut-être se trouvait-il là depuis des jours ou des semaines. Le temps s’écoulait de façon étrange d’une Ombre à l’autre. Moi-même, pendant combien de temps étais-je resté prisonnier du brouillard gris ? Je n’avais aucun moyen de le savoir.

Tant que je n’aurais eu la preuve du contraire, je devais croire qu’il n’était pas mort, mais simplement inconscient. La création du Schéma avait peut-être agi sur lui – épuisé, il s’était évanoui. Peut-être la licorne l’avait-elle amené ici pour le mettre en sûreté. Je ne devais exclure aucune hypothèse.

Je marchai autour du Schéma afin de découvrir un passage. Si j’avais eu un atout représentant son centre, j’aurais pu l’utiliser pour m’y rendre. Je pouvais toujours essayer d’en esquisser un… mais avec quoi ? Je n’avais ni plume ni encre. Je pourrais utiliser mon sang, songeai-je – mais je n’avais aucune feuille de papier ni de vélin.

« Père ! criai-je. Réveille-toi ! Père ! »

Toujours pas de réponse. Je cherchai autour de moi la licorne. Pas moyen de mettre la main sur une créature divine quand on en avait besoin !… Elle semblait m’avoir abandonné ici.

Je me rappelai alors la façon dont j’avais, jadis, voyagé à travers une image du Schéma, à l’intérieur du rubis de la licorne. Cela s’était avéré difficile, mais pas impossible. Si cette version fonctionnait à l’identique, je pourrais peut-être me frayer un chemin jusqu’à mon père.

Je me dirigeai vers ce qui me paraissait être l’entrée la plus probable : l’endroit où il avait commencé à le dessiner avec son sang. Là, je tendis la main et ressentis une étrange sensation de picotements au bout de mes doigts, mais… aucune barrière ne bloquait le passage. Apparemment, je pouvais pénétrer dans le Schéma en suivant sa longue ligne de volutes comme un chemin.

Seuls les lâches hésitent, me dis-je pour me donner du courage. Inspirant profondément, je fis un pas en avant. Désormais, plus question de reculer.

Dès que mon pied effleura le Schéma, ma vision périphérique vacilla légèrement. La sensation de picotements s’étendit à tout mon corps ; je frissonnai malgré moi.

Une douleur aiguë me transperça le crâne à ma deuxième enjambée. Tel un roulement de tambour, une pulsation sourde s’empara de ma nuque ; au même instant, un étrange mal de tête se propagea jusque dans mes yeux.

Tu peux le faire.

J’avalai une grande goulée d’air.

Continue d’avancer.

Une fois de plus, le Schéma semblait irradier des ondes d’énergie. Pris d’un étrange vertige, je faillis glousser. D’une certaine manière – que je n’expliquais pas –, c’était agréable. Une force s’insinua en moi. J’avançai d’un pas… puis de deux.

Tout devint soudain plus difficile. Tête baissée, je me concentrai pour déplacer un pied après l’autre. À chaque pas, une décharge insolite et légèrement désagréable se propageait jusque dans mes cuisses.

Ne t’arrête pas.

Un pied après l’autre.

Avance.

Mon regard suivait la courbe du chemin qui décrivait une série de longues circonvolutions gracieuses. Je connaissais chaque tournant et chaque méandre aussi bien que les cicatrices qui zébraient le dos de mes mains. Le Schéma, imprimé à jamais dans mon esprit, était une partie de moi. J’aurais pu, les yeux bandés, suivre ses lignes sans me tromper.

J’amorçai la première courbe : marcher devint un véritable calvaire. Mes jambes pesaient des tonnes ; je m’obligeais à soulever un pied, puis à le reposer. Des étincelles tournoyaient autour de mes bottes jusqu’à la hauteur de mes genoux ; tous les poils de mon corps se hérissaient.

Ne t’arrête pas.

Un pas… un autre… encore un autre.

À la sortie du virage, ma progression se fit plus aisée ; j’expirai bruyamment. Ma tête bourdonnait. Ma chemise, trempée de sueur, collait désagréablement à mon dos. Je n’y pouvais rien pour l’instant. Je n’allais pas non plus tourner les talons et repartir : j’avais déjà accompli le tiers du chemin.

Après un bref passage facile, les difficultés reprirent. Les étincelles m’arrivaient à la taille. J’avais l’impression de me traîner dans de la boue.

Un pas de plus… un autre… un autre encore.

Mes jambes s’engourdirent. Puis l’engourdissement gagna ma poitrine ; j’eus alors non seulement du mal à marcher, mais aussi à respirer. Renoncer aurait été simple, mais je refusai de céder à la facilité. Père avait besoin de moi.

Quand j’eus dépassé la courbe suivante, mon engourdissement cessa ; je pus me déplacer de nouveau avec aisance. Des étincelles bleues voletaient autour de mes vêtements et de ma peau. J’avais l’impression que des milliers d’insectes grouillaient sur mon corps. Je n’avais jamais rien ressenti de semblable.

Il n’est plus loin maintenant.

Continue d’avancer.

Tu es à mi-chemin.

Rentrant ma tête dans les épaules, je persévérai. La piste s’enroula sur elle-même, puis redevint droite. J’eus l’impression de marcher d’un pas lourd, pendant des kilomètres, dans de la boue qui aspirait mes bottes et s’y accrochait.

Je touchais presque au but. Désormais, je distinguais clairement le visage de mon père. Ses yeux ouverts fixaient le vide. Mort ? M’étais-je déplacé pour rien ? Il battit alors des paupières… il était vivant !

« Père ? balbutiai-je. Père… tu… m’entends… ? »

Un craquement m’emplit les oreilles. Les poils de ma nuque et de mes bras se hérissèrent de nouveau. Je m’obligeai à avancer pas à pas. Si je m’arrêtais, je serais incapable de repartir.

Le chemin s’incurva brusquement ; je découvris alors que je pouvais marcher presque normalement. Rassemblant mes forces, je cherchai à accélérer la cadence, mais une lourdeur s’empara de moi. Il me fut de plus en plus difficile de progresser, comme si des chaînes enroulées autour de mes bras, de mes jambes et de mon torse me tiraient en arrière. J’avais l’impression de traîner une charge de dix tonnes.

Je grinçai des dents et continuai ma route. Un pas… un deuxième… un troisième… chaque pas supplémentaire exigeant plus d’effort que le précédent. Je levai une main ; des étincelles jaillirent de ma peau comme l’eau d’une fontaine.

J’étais passé !

Je pus alors marcher normalement. Des étincelles explosaient et voletaient autour de moi. Je me sentais fiévreux et transi, moite et parfaitement sec ; mes yeux brûlaient d’un feu inextinguible. Je battis plusieurs fois des paupières.

Encore une courbe.

J’y étais presque.

Étourdi, je franchis un nouveau virage en titubant. Puis j’avançai tout droit jusqu’au suivant.

J’avais atteint le tronçon le plus éprouvant. Je pouvais à peine me mouvoir ; ma vision était réduite et ma respiration pénible. Ma peau se glaçait, puis devenait bouillante. Les étincelles m’aveuglaient. L’univers lui-même semblait se déverser sur ma tête et mes épaules.

Je me concentrai sur mes pieds : les faire bouger, l’un après l’autre. Tant que j’avançais, je me rapprochais de mon but Quelques centimètres à la fois… il importait seulement de continuer à avancer…

Je distinguais à peine le Schéma. Incapable de respirer, j’utilisai mes dernières forces pour faire un pas de plus.

« Père ? » lâchai-je. Ce ne fut guère qu’un murmure. « Et si tu m’aidais à sortir d’ici ? »

Il ne fit pas un geste. Je parvins, je ne sus comment, à m’agenouiller et à le faire rouler sur lui-même. Je l’examinai, à la recherche de blessures, mais il semblait intact – il n’avait qu’une légère ecchymose au dos d’une main.

« Qu’est-ce qui ne va pas, Père ? »

Il remua doucement les lèvres. Il essayait de parler.

Je me penchai sur lui et tendis l’oreille. Il ne cessait de répéter quelque chose comme : « Thellops… Thellops… Thellops… »

« Thellops ? Par les sept enfers, de quoi s’agit-il ? »

Il fixait le ciel d’un regard vide. Ses lèvres remuaient toujours. Il ne m’entendait pas. De quoi pouvait-il bien souffrir ?

« Allons, Père ! dis-je en le secouant. Réveille-toi ! Je ne peux pas te sortir d’ici tout seul ! Père ! »

Toujours pas de réponse.

Le prenant sous les bras, je le soulevai et le mis debout. Si je le maintenais ainsi et le faisais bouger, peut-être parviendrait-il à sortir de sa torpeur. Sa tête roula vers l’avant. Je passai alors un de ses bras autour de mes épaules ; il n’était qu’un poids mort, ne faisant aucun effort pour tenir debout tout seul.

« Écoute-moi ! braillai-je. Debout, soldat ! Avance ! »

De tels cris m’auraient fait réagir quelle que fût ma douleur – être soldat dans l’armée du roi Elnar m’avait entraîné à obéir aux ordres. On n’atteignait pas le grade de lieutenant sans discipline.

« Père ! le pressai-je. Réveille-toi, maintenant ! Père ! »

Je le secouai une fois de plus, mais il se contenta de baver. De mieux en mieux ! La situation pourrait-elle empirer ?

Ne voyant pas d’autre alternative, je le giflai. Il cligna des yeux et gémit, puis il cilla à plusieurs reprises. Il émergea suffisamment de sa torpeur pour tourner la tête vers moi.

« Peux-tu tenir debout ?

— Pas… réel… marmonna-t-il.

— Bien sûr que si. Je suis réel, c’est moi… Oberon.

— Imagination… »

Je le giflai de nouveau assez fort pour provoquer une sensation cuisante sur sa joue. Il parut recouvrer un peu de sa raison.

« Regarde-moi ! Peux-tu rester debout ? As-tu besoin d’aide pour marcher ? »

Il repoussa mes mains en grognant. Il vacilla une seconde, puis sembla puiser un peu de force dans ses réserves. Il redressa le dos et se tint debout avec raideur ; une expression curieuse, presque perplexe, passa sur son visage.

« Où… ? murmura-t-il.

— Tu es revenu près du Schéma. Sais-tu comment en sortir ?

— Le Schéma… oui…

— Bon. Tu as retrouvé la mémoire. » Je me retournai et observai le chemin scintillant que j’avais emprunté. Avec tous ses tours et ses détours, il paraissait plus long que je ne l’avais cru de prime abord. « Est-il plus facile d’en sortir que d’y entrer ? lui demandai-je. Peux-tu marcher ? Je ne suis pas sûr de pouvoir te porter jusqu’à l’extérieur. »

Je tressaillis au son ténu d’une lame d’acier sortant de son fourreau. Alarmé, je me jetai aussitôt vers la gauche, en effectuant une roulade rapide. Je me rétablis immédiatement et me campai sur mes pieds, poings serrés.

J’avais réagi juste à temps – mon père avait tiré son épée et se fendait vers moi. Si je n’avais pas été aussi véloce, sa lame m’aurait transpercé.

« Thellops ! » hurla-t-il, en avançant vers moi. Il avait l’air à moitié fou. « Jamais plus ! »

La naissance d'Ambre
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